•  

     

    Le 19 mai 1936, à Berlin

    Ma très chère Sarah, je te sais inquiète à la montée du  parti nazi en Allemagne. Moi, je suis confiante. Si seulement Hitler et ses partisans pouvaient sortir l'Allemagne du gouffre économique où elle se trouve. Je crois savoir pourquoi tu ne portes pas ce parti dans ton cœur. Peut-être est-ce parce que les Juifs sont persécutés. Mais tu sais, ce qui se passe en ce moment est pour le bien de la population allemande. J'espère te voir bientôt. Reviens vite de ton voyage à Munich.

    Je te suis toute dévouée, Elfride Elemmich

     

    ***

    Le 27 mai 1936, à Munich

    Ma très chère Elfride, je suis vraiment inquiète. Toute la population commence à  vouer un véritable culte à Adolf Hitler. Tu sais, si j'ai peur, c'est parce que Rebecca a été envoyée dans une maison de correction. Elle m'a fait parvenir plusieurs billets dans lesquels  se ressentaient de la peur, de la colère, de l'épuisement et de la tristesse. Je ne sais malheureusement pas comment la sortir de là. Ma chère Rebecca, ma fille chérie, enfermée... Y penser me rend malade. Pourrais-tu faire quelque chose pour ta filleule ? J'ai changé d'adresse. Si tu veux m'écrire, envoie tes lettres à l'hôtel impérial de Munich.

    Ta très chère amie, Sarah Fridman

    ***

    Le 3 juin 1936, à Berlin

    Oh Sarah ! Je ne veux pas le croire. Rebecca, ta  fille est la plus jolie filleule qu'il m'eut été donné d'avoir, dans une maison de correction ! Non, c'est impossible. Ma très chère amie, j'aurais tant de plaisir à te revoir, toi, Jacob et bien sûr Rebecca et Salomon. Tes enfants sont si adorables. Moi, mes enfants grandissent bien. Constanze et Dietrich vont sur leurs quatorze ans. Thomas, à bien grandit depuis la dernière fois  que tu l'as vu. Cela fait maintenant deux ans qu'il fait partie de notre quotidien. Dietrich a intégré les jeunesses hitlériennes et Constanze va bientôt être mise en pensionnat. Friedrich qui était au chômage a trouvé un emploi, en ayant intégré le parti nazi. Nous sommes respectés dans toute la ville et le Führer nous fait l'honneur de nous recevoir. Les enfants sont comblés de cadeaux, ont pleins d'amis... Reviens vite à Berlin, vends tout ce qui est à toi et fuis. Les Nazis ont endoctriné les Allemands avec de fausses rumeurs. Maintenant, tout le monde se méfie des Juifs.

    Bien à  toi, Elfride Elemmich

     

    ***

    Le  6 juin 1936, à Munich

    Ma très chère Elfride, je te comprends. Que Rebecca soit enfermée est inimaginable, mais tu dois me croire. Oh ! S'il-te-plaît, Elfride, sauve nous. Jacob, mon mari adoré a été envoyé en travaux publics obligatoires et Salomon doit le rejoindre dans deux mois. J'ai  peur, Elfride. Et si on m'y envoyait aussi ? Je vais essayer de suivre ton conseil et de rentrer à Berlin, mais j'aurais besoin de ton aide pour fuir le pays. Je ne sais même pas si j'arriverais à Berlin. Tu sais, dans les trains, les contrôles sont de plus en plus fréquents. Sauve-moi, je t'en prie.

    Ton amie en détresse, Sarah Fridman

    ***

    Le 9 juin 1936, à Berlin

    Ma très chère Sarah, malheureusement, je ne peux rien faire pour toi, pour Rebecca (bien qu'elle soit ma filleule), pour Salomon et Jacob. Je suis désolée. Cela pourrait porter préjudice à Friedrich et Dietrich dans leur ascension sociale. Tu comprends, la femme d'un dirigeant politique nazi se doit d'être irréprochable. Je sais ce que tu ressens. Reviens vite à Berlin et pars.

    Ton amie, Elfride Elemmich

    ***

    Le 10 juin 1936, à Berlin

    Ma très chère Sarah, j'ai relu ma lettre d'hier et je n'ai cessé de penser à toi. Tu es mon amie, et je ferais tout pour te sauver. Reviens à Berlin. Je vais emmener Constanze à Genève, dans un pensionnat. Je vais essayer de te faire passer pour ma femme de chambre. Je n'ai pas envie qu'elle soit ignorante, et en Allemagne, les pensionnats bien que réputés et peu cher sont de piètre qualité.  Je te laisserai à Genève. La Suisse est un pays qui accueille plutôt bien les juifs. Reviens vite. Je vais essayer de falsifier les documents de Salomon et de Rebecca. Pour Jacob, je ne peux rien faire. Le temps seulement nous le dira.

    Ta très chère amie, Elfride Elemmich

    ***

    Le 11 juin 1936, à Francfort

    Ma très chère Elfride, j'ai reçu ta dernière lettre avant de partir à Francfort. Je te remercie de tout ce que tu fais pour nous. Pour me préparer au pire, j'ai fait une valise ne contenant que le strict nécessaire. J'ai aussi cousu dans la doublure de ma jupe mon argent et mon passeport. Ta sœur, Alinna, m’a préparée un faux passeport. Je te rejoins bientôt. Le train pour Berlin part demain, je serais dedans. J'ai acheté une robe de femme de chambre.

    Ta bien-aimée Sarah Fridman

    ***

    Le 15 juin 1936, à Berlin

    Ma très chère Sarah. Je suis inquiète. Tu devais être là le 12. Tu n'es pas là. Aurais-tu été arrêtée? Réponds-moi rapidement, je pars à Genève le 18 juillet. Au fait, j'ai réussi à falsifier les documents de Salomon, emmène le avec toi, il fera notre groom pour porter les valises. C'est la seule façon pour le faire sortir d'Allemagne. Je te déposerais chez ma mère qui t'a toujours aimée comme sa propre fille. Reste en Suisse, ne reviens pas en Allemagne quand je t'aurais déposée. Je te renouvelle ma demande de me répondre vite.

    Ton amie, Elfride Elemmich

    ***

    Le 19 juillet 1936, à Berlin

    Ma très chère Sarah, pourquoi ne réponds-tu pas ? Je suis maintenant sûre que tu as été arrêtée. Je t'embrasse bien fort. Je profite de cette lettre pour te dire que Jacob s'est enfui. Il est passé en Pologne, puis est passé en Suède ou de là, il a pris le bateau pour arriver en Angleterre. Rebecca est quant à elle partie à Genève avec nous. J'ai réussi à la faire sortir de la maison où elle était en prétextant que Constanze avait besoin d'une femme de chambre et d'une demoiselle de compagnie. Puis, à la frontière, elle était ma nièce que j'emmenais en pensionnat comme ma fille. Elle est maintenant en sécurité chez ma mère. J'espère que toi et Salomon donneront rapidement signe de vie.

    Adieu ma très chère amie, Elfride Elemmich

    P.S : Les Schmitt sont d'accord pour accueillir Salomon chez eux si jamais, vous nous revenez. Je suis quant à moi prête à t'accueillir. 

    ***

    Le 26 septembre 1948, à Berlin

    Je recherche une amie. Sarah Fridman. Elle a disparue le 12 juin 1936. C'est une femme juive ayant un mari, Jacob, deux enfants, Rebecca et Salomon. Grande, mince, brune. Elle avait 36 ans en 1936. Si vous la connaissez, prévenez moi au : 149 Weidenberg Arztbewertungen, Berlin, chez madame Elfride Elemmich.

    ***

    Le 28 septembre 1946, à la rédaction des petites annonces, Berlin

    Chère madame Elemmich, nous avons reçu des dizaines de lettres, mais une a particulièrement retenu mon attention. Ce courrier correspond en tout point à votre recherche. Votre amie annonce qu'elle vous rendra visite le 7 octobre.

    Bien à vous, Grëtel Müller

    ***

    Le 28 septembre 1948, à Salzbourg

    Oh ma très chère Elfride ! Dès que j'ai vu ton annonce dans le journal, tu te doutes que je me suis empressée de répondre. Je suis rentrée chez moi, j'ai saisi ma plus belle plume, pris mon plus beau papier et ma plus belle encre et j'ai écrit, écrit.... Je te remercie de ce que tu as mis en œuvre pour nous sauver, moi et Salomon. Jacob a disparu, il est certainement mort. Quand à Rebecca, je ne sais ce qu'il est advenue d'elle. Je ne connais que le sort de Salomon, qui n'est malheureusement pas enviable. Il a été mis à mort à Bergen-Belsen, peu avant la libération des camps. Oh Elfride ! Si tu savais comme nous avons souffert. J'ai hâte de te revoir. J'irais à Berlin le 7 octobre. Je viendrais te voir. Comment vont Friedrich, Dietrich, Constanze et Thomas ? Ils ont sûrement tous bien grandis. Je ne me suis pas remariée, mais je manque cruellement d'affection. Et même si personne ne pourra remplacer mon bon Jacob, peut-être trouverais-je un ami, tout au plus.

    Ton amie, Sarah Fridman

    ***

    Le 29 septembre 1948, à Berlin

    Ma très chère Sarah, je suis contente que tu puisses venir me voir, mercredi prochain. Friedrich s'est donné la mort, le même jour qu'Adolphe Hitler. Je trouve que mourir en même temps qu’un dictateur est une chose horrible, mais Friedrich lui pardonnait tout et c’était sa faiblesse. Il imitait en tout l’homme qu’il adulait et mourir ce jour-là fut pour lui un grand honneur. Il a suivi les traces d’un homme abominable, ce que j’approuvais au début ne savant pas vraiment qui était cet homme. Maintenant je sais. Dès que la guerre a commencé je ne soutenais plus Friedrich dans ses idées, ses agissements.

    Constanze a bien grandi, elle a eu 26 ans en Août. Thomas, est un beau jeune homme. Quand à Dietrich, il n'aimait pas vraiment les idées nazies. Il va bientôt se marier avec Veronika, une des filles Shmut. Et Constanze, va épouser Haussmann Schmitt. Mais, toutes ces bonnes nouvelles pour mes enfants doivent te peiner le cœur, puisque tu ne sais ce qui est advenu de ta fille et que ton fils est mort.  Toutes mes condoléances pour Salomon. J'ai de bonnes nouvelles à t'annoncer. Tout d'abord, Rebecca est en vie. Ne vous voyant pas arriver, j'ai été la chercher prétextant le besoin d'une femme de chambre pour Constanze. Vois-tu, personne à Berlin ne m'a jamais rien refusé et la porte s'est ouverte pour sa liberté. Je l'avais ramenée à Genève, chez mes parents. Elle vit maintenant à Francfort. Après la guerre, elle est retournée dans la ville où vous aviez vécus de si beaux moments. Elle s'y est installée et vit avec ma sœur, Alinna, et toute sa famille.. Quant à Jacob, il a réussi à s'enfuir du camp où il était. Il a ensuite rejoint l'Angleterre. Après la guerre, il s'est installé en France. Je sais qu'il t’attend

     J'ai aussi vendu tes biens et gardé de côtés le fruit des ventes pour te le donner.

    Veux-tu que je leur demande à tous deux s’ils peuvent venir ?

    Au revoir, Elfride Elemmich

    ***

    Le 31 septembre 1948, à Salzbourg

    Ma très chère Elfride. Tu ne peux pas savoir combien j'ai pleuré à la lecture de ta lettre. Elle m'a remuée le cœur. J’étais si triste.  Personne ne peut ressentir pareille tristesse. Je reste incomprise. Je suis triste et désespérée, incomprise de tous.  

    Savoir ma fille et mon mari vivant... C'est un miracle. Si cela ne te dérange pas, j'aimerais bien que tu leur demande de venir. Ah ! Ma chère amie, que serais-je devenue sans toi !

    Elfride, Rebecca est-elle mariée ?

    Je te salue, Sarah Fridman

    ***

    Le 2 octobre 1948, à Berlin

    Ma très chère Sarah, tu ne crois pas si bien dire. Avant même d'avoir eu ta réponse, je leur avais écrit une lettre leur demandant de venir à Berlin. Le jour de nos retrouvailles approche. Cela fait douze ans que j'attends ce jour. Rebecca ne s'est pas encore mariée. Elle était tellement triste de ne pas savoir ce qu'il était advenu de toi. Oh, nous aussi nous avons soufferts. Pas comme toi, mais un peu. Tu sais, je n'ai pas emmené Constanze à Genève pour qu'elle aille dans un internat. Mais pour empêcher un mariage contre son grès avec un homme cruel, bien plus âgé qu'elle. Elle était jeune, elle n'avait que quatorze ans, elle rêvait encore au prince charmant. La confronter à la dure réalité du monde en lui faisant épouser un barbare. Non, je ne l'aurais pas supporté et je l'ai emmenée loin. Sarah, j'aimerais savoir ce que tu as vécu. Pour m'informer et pour comprendre. Beaucoup de juifs qui comme toi ont survécu aux camps de concentration et d’extermination ont changés. Ils sont plus renfermés sur eux-mêmes, plus triste, plus méfiants et surtout beaucoup plus agressif envers les inconnus. Pourquoi sont-ils devenus comme ça, pourquoi ont-ils changés ? Je sais que tu sauras m’expliquer les choses, et j’ai vraiment hâte de te voir pour savoir mais aussi pour le bonheur de te retrouver.

    A bientôt, Elfride Elemmich

    ***

    Le 10 octobre 1948, à Berlin

    Ma très chère Sarah, pourquoi n'es-tu pas venue ? Rebecca et Jacob t'attendaient. Ainsi que moi. Réponds moi vite, je n'ai pas envie de te perdre à nouveau. Oh Sarah, s’il t’était arrivé un nouveau malheur, je ne me le pardonnerais pas.  J’espère que tu donneras rapidement signe de vie et j’espère que tu ne disparaitras pas encore une fois si soudainement. Oh Sarah !! Je t’en prie, je ne veux pas te reperdre, tout reprendre à zéro, vivre sans notre amitié, tout comme Rebecca et Jacob.

    Ta très chère Elfride Elemmich

    ***

    Le 12 octobre 1948, à Salzbourg

    Chère Elfride. Je m’appelle Rania Orinthau. Je vis à Salzbourg, comme Sarah.je sais que vous ne me connaissez pas, mais sachez que je suis une amie de Sarah, comme vous. Elle m'a beaucoup parlée de vous, et qu'en des termes élogieux, ou se ressentaient de l'amitié profonde, de l'affection, de l'attachement. C’était une amitié solide, amitié si rare de nos jours.  Elle vous aimait beaucoup. Elle avait le don de se faire aimer de tous. Comme elle vous aimait, je suis encline à partager son amitié sincère qu’elle éprouvait pour vous. La nouvelle que je vous adresse en ce jour est affreuse. Sarah, en allant vous rendre visite le 7 octobre, a été agressée et est malheureusement décédée suite de ces blessures. Je vous adresse toute mes sincères condoléances.

    Je compatis pleinement à votre chagrin, Rania Orinthau.


    6 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique